"Une paix durable en Côte d’Ivoire repose sur le renforcement de la cohésion sociale, la réconciliation nationale et le dialogue politique continu"
Après 40 années passées dans les domaines du développement, de la coopération internationale, de la coordination humanitaire, de la prévention des conflits, et de la consolidation de la paix, M’Baye Babacar Cissé peut enfin savourer sa retraite loin de la maison onusienne qu’il a longtemps servi. Avec une énergie toujours intacte, il a accepté de partager avec nous son expérience professionnelle et humaine et son regard sur le rôle des Nations Unies dans un monde en perpétuel changement. Entretien.
Vous avez passé quelques années en Côte d’Ivoire en tant que Résident Coordonnateur des Nations Unies, quel est votre sentiment personnel sur le rôle des Nations Unies dans ce pays ?
J’ai été nommé Représentant spécial adjoint du Secrétaire général des Nations Unies en Octobre 2013 au sein de la Mission de Maintien de la Paix en Côte d’Ivoire (ONUCI). En plus de cette fonction, j’étais également le Coordonnateur Résident du Système des Nations, Coordonnateur Humanitaire et Représentant Résident du PNUD en Côte d’Ivoire.
Ces différentes fonctions m’ont permis d’être à la fois un acteur et un témoin privilégié du travail accompli par les Nations Unies en Côte d’Ivoire. Sans aucun doute, le rôle que nous avons joué dans le processus de sortie de crise et la consolidation de la paix, a été essentiel dans le retour de la paix dans le pays. Aujourd’hui, les acquis de la Mission de Maintien de la Paix en Côte d’Ivoire, et le transfert des activités residuelles au gouvernement Ivoirien et à l’Equipe Pays des Nations Unies au terme du mandat de l’ONUCI, sont cités comme modèle dans les processus de transition des phases de ‘maintien de la paix’ à celles de ‘la consolidation de la paix’- C’est donc une fierté pour moi d’avoir été associé à ces deux processus.
Votre travail est devenu encore plus important, notamment après la fin du mandat de la mission ONUCI. Comment jugeriez-vous la transition d’une mission de maintien de la paix à un processus de consolidation de la paix ?
Le départ de l’ONUCI a constitué un grand défi pour le gouvernement mais aussi pour le Système des Nations Unies et les autres partenaires au développement.
Nous avons commencé par procéder à une évaluation conjointe des défis résiduels et identifié nombre d’activités essentielles mises en œuvre par l’ONUCI nécessitant une consolidation et pour lesquelles l’appui des agences des Nations Unies a été sollicité. Il s’agit notamment de la cohésion sociale et la réconciliation nationale, de la lutte contre les violences basées sur le genre, de l’état de droit, des droits humains et de la justice transitionnelle, mais aussi de la sécurité communautaire.
Ces quatre axes d’intervention ont fait l’objet d’un Programme d’Appui à la Consolidation de la Paix (PACoP) dont la mise en œuvre est encore en cours et prendra fin en Décembre 2020. Dans ce contexte les Nations Unies ont appuyé le formulation et la mise en oeuvre d’une stratégie nationale de cohesion sociale et un programme national d’un montant de 172 millions de dollars. Aujourd’hui, on peut considérer que la transition sera un succès au terme de ce programme qui bénéficie d’un engagement fort des autorités nationales.
Compte tenu de son poids économique, la Côte d'Ivoire reste un acteur majeur dans la sous-région comme en atteste la part de son PIB dans l’espace UEMOA et la plateforme logistique du Port d’Abidjan. En outre, près d’un quart de sa population composée de ressortissants de la sous-région transfère des ressources qui constituent une source de financement importante pour plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, notamment le Burkina Faso et le Mali. Ainsi, la conduite réussie de la transition, notamment la consolidation de la paix en Côte d’Ivoire et le maintien d’une forte croissance économique, est essentielle pour toute la sous-région qui, avec la situation actuelle dans le Sahel, pourrait enregistrer un recul économique et social de grande ampleur en cas de résurgence de la crise en Côte d’Ivoire.
Selon vous, comment les Nations Unies peuvent concrètement aider la Côte d’Ivoire pour davantage consolider la paix et éviter un regain de violence comme par le passé, notamment à l’approche des élections présidentielles de 2020 ?
Une paix durable en Côte d’Ivoire repose sur le renforcement de la cohésion sociale et la réconciliation nationale mais aussi un dialogue politique continu.
Les deux premiers sont des défis à long terme, particulièrement dans les pays sortant d’une crise profonde. Il est important que les Nations Unies comme les autres partenaires au développement continuent d’apporter leur soutien dans ce domaine. C’est à ce prix que l’on peut éviter que le pays ne bascule de nouveau dans la violence, notamment dans le contexte des présidentielles de 2020. Cependant, un tel scenario n’est pas envisageable car tous les acteurs ivoiriens y compris le gouvernement, l’opposition et plus particulièrement les communautés souhaitent la paix et la stabilité dans une Côte d’Ivoire réconciliée.
La côte d’Ivoire est dans une sous-région qui connait des défis sécuritaires majeurs, pensez-vous que la coopération régionale en matière de sécurité soit [l’unique] réponse à considérer pour faire face à ces défis ?
Quand on observe la crise que connait la sous-région, elle a toujours pris racine dans les zones frontalières les plus instables (Nord du Mali, Bassin du Lac Tchad, frontière Burkina Faso/Mali/Niger) profitant de l’absence de l’Etat et de la facilité de repli à la suite d’une attaque. La crise n’a commencé à se propager à l’intérieur des pays que suite au chao dans ces zones frontalières.
Sans une coopération régionale en matière sécuritaire, y compris la mutualisation du renseignement militaire et civil, il sera illusoire de faire face de façon efficace à ces crises. Cette coopération est d’autant plus nécessaire au regard de l’immensité des territoires concernés ; c’est notamment le cas au Mali, Mauritanie, Niger et Tchad. C’est aussi le cas de la région autour du Lac Tchad, notamment le Nord du Cameroun et du Nigéria, et de sa proximité avec d’autres zones de crise (Somalie, RCA…). Aucun des Etats de la sous-région ne peut ainsi gérer à lui tout seul ces nouvelles menaces du fait de leur complexité, de l’étendue des territoires concernés et de leur nature transfrontalière.
Par ailleurs, ces menaces exacerbent des conflits entre des communautés dont la localisation transcende les frontières et dont certains leaders communautaires incitent à une coalition au-delà des territoires nationaux pour le contrôle des ressources et du pouvoir. Cette situation que l’on observe dans certains pays du Sahel menace l’existence des Etats et la cohésion sociale. Y pallier passe par une coopération régionale sur le plan de la sécurité, mais aussi en matière de développement local.
Je pense que la prise en charge des défis sécuritaires exige une coopération régionale pour tenir compte de la dimension transfrontalière
Sans cette forte coopération régionale, les efforts nécessaires en matière de sécurité pourraient amener certains pays à faire des arbitrages au détriment de projets de développement, scénario qui commence à se manifester dans certains pays et pourrait à terme amener les citoyens à s’interroger sur la légitimité de l’Etat.
Vu sous ces angles, je pense que la prise en charge des défis sécuritaires exige une coopération régionale pour tenir compte de la dimension transfrontalière, mais aussi pallier les contraintes structurelles des forces de défense et de sécurité des pays voisins (manque de moyens humains et matériels) et éviter tout effet de contagion.
Avec la crise au Mali et en Libye, tous les pays de la sous-région y compris la Côte d’Ivoire connaissent des défis sécuritaires. La menace terroriste n’ayant pas de frontière, la coopération sous régionale est un impératif. Mais comme on le souligne souvent la réponse à cette crise ne peut pas être que militaire. Il faut aussi s’attaquer aux causes profondes à travers le développement durable inclusif notamment. L’emploi des jeunes doit être central dans les processus de transformation de nos pays.
Dans vos diverses fonctions à l’ONU, vous avez beaucoup travaillé sur les questions de développement et de gouvernance. Ne pensez-vous pas que le « développement » a été négligé au détriment de la « sécurité » dans la sous-région ?
Je dirais plutot que c’est le contraire que nous avons observé au cours des deux derniéres décennies. Aucun pays au monde n’a vu venir une menace terroriste de cette ampleur, encore moins les pays africains. Ces derniers ont tres peu investi dans leurs appareils sécuritaires. Aujourd’hui, on observe en effet, un effort dans ce sens pour faire face a la menace terroriste actuelle.
Ceci étant, on note aussi de sérieux problèmes de gouvernance qui empêchent certains pays de la sous-région à sortir du sous-développement et accentuent leur fragilité. Cette mal gouvernance s’accompagne souvent de la montée de la corruption, d’un manque de justice et de transparence, dont les effets négatifs sur les inégalités de revenu et d’accès aux services publics sont maintenant visibles. Le rôle prépondérant de l’argent dans les processus politiques risque d’hypothéquer l’approfondissement de la démocratisation en cours en Afrique. L’impact négatif des changements climatiques sur les moyens d’existence durables des communautés est aussi important comme en atteste l’assèchement du Lac Tchad dont la superficie est passée de 25.000 km2 à environ 3.000 km2 actuellement.
Si l’on se limite aux pays du G5-Sahel, la situation de développement humain est préoccupante (Niger classé à la 189ème place sur 189, Tchad 186ème, Burkina Faso 183ème, Mali 182ème, Mauritanie 152ème). La part moyenne du PIB par habitant de ce groupe de pays ne représente qu’environ 37% de celui de l’Afrique. Enfin, cette partie du continent reste caractérisée par l’une des plus fortes dynamiques démographiques du monde avec un taux de fécondité supérieur à 5 enfants par femme. Ces tendances observées dans les pays du G5 Sahel sont transposables au Nord du Nigéria et du Cameroun qui sont aussi dans l’œil du cyclone.
Ce faible développement humain touche particulièrement les jeunes. Rien que dans les pays du G5 Sahel, environ 1,7 millions de jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail et moins de 10% d’entre eux parviennent à s’insérer dans le secteur moderne du fait d’une croissance faiblement créatrice d’emplois et du manque de compétences ou de profils correspondant aux besoins du marché. Cette situation expose ces jeunes à une insécurité humaine qui les pousse parfois dans l’extrémisme violent et la criminalité ou à chercher un palliatif dans l’émigration.
Les pays rentrent ainsi dans un cercle vicieux avec des problèmes de gouvernance qui freinent le développement qui, à leur tour, limitent les opportunités, accroissent la frustration, délitent la cohésion sociale, et de ce fait, constituent un terreau fertile à l’insécurité.
Pour éviter que les menaces actuelles ne remettent en cause les Etats dans leur forme républicaine, il est urgent d’inverser la dynamique actuelle, ce d’autant que la plupart de ces pays disposent de ressources naturelles pouvant soutenir un développement inclusif et durable. Sans être exhaustif, je pense que cela nécessite une vision de long terme et une stratégie de transformation structurelle soutenue par l’industrialisation et une diversification économique mûrement réfléchie. Dans cette perspective, un accent particulier devra être mis sur le développement du capital humain en favorisant une éducation de qualité et adaptée aux besoins du marché du travail. La forme actuelle de l’Etat devra être revisitée pour donner plus de place aux collectivités locales dans le cadre d’une décentralisation effective et accompagnée de modes plus efficaces de fourniture des services sociaux de base.
Je reste toutefois convaincu que les préalables à cette dynamique positive passent par le renforcement de la gouvernance sous toutes ses formes ainsi que l’accélération de la transition démographique.
Toutes ces questions ont été largement débattues au cours des dernières décennies lors des différents Sommets Mondiaux (Conférence internationale sur la population et le développement, Sommet mondial sur le développement social, Conférence mondiale sur les femmes, Sommet mondial de l’alimentation…) qui ont débouché sur la Déclaration du Millénaire. Tous les pays Africains ont souscrit à leurs résolutions, et devront donc prendre les dispositions pour éradiquer la pauvreté et réduire les inégalités tels que stipulés dans l’Agenda 2063 de l’Union Africaine.
En tant que Sénégalais et en tant qu’onusien, vous connaissez très bien l’Afrique et- surtout- l’Afrique de l’Ouest, quel message vous voudrez transmettre à la veille de votre départ aux ivoiriens, aux leaders [de cette région] et aux acteurs et partenaires afin que la prospérité des peuples de la région devienne une réalité ?
Je dois commencer par dire que nous mettons souvent l’accent sur nos faiblesses et nos échecs, mais l’ONU a beaucoup fait en matière de paix et de sécurité mais aussi de développement.
Nous aurions certainement connu plus de conflits à travers le monde n’eut été le rôle clé joué par l’ONU et le Conseil de Sécurité.
En matière de développement qui est le domaine dans lequel j’ai évolué pendant près de 40 ans, je dois dire que nous avons beaucoup d’acquis. Je viens de rappeler tous les grands sommets initiés par les Nations Unies qui ont été des marqueurs essentiels.
Il est vrai qu’on n’a pas pu réduire les inégalités ni éradiquer la pauvreté dans plusieurs régions et en Afrique en particulier. Mais des maladies ont été éradiquées, l’éducation s’est généralisée, l’accès à l’eau potable également, les enjeux climatiques sont mieux pris en compte dans les processus de développement ainsi que la dimension genre. Un aspect qu’on ne mentionne pas souvent, c’est celui du développement des capacités dans lequel les Nations Unies ont joué un rôle central dans les années 70 et 80. Je rappelle très souvent que durant ces années, les Documents Cadre de Politique (Policy Framework Paper) du FMI et de la Banque Mondiale étaient élaborés par des experts de ces institutions et non par les cadres africains. Il en est de même des stratégies sectorielles et des plans nationaux de développement. Aujourd’hui tous ces documents de politique et stratégie de développement sont élaborés par des cadres nationaux.
Pour répondre plus précisément a votre question, les pays de notre sous-région sont confrontés à de nombreux défis mais ils ont aussi engagé des réformes courageuses qu’il faut impérativement mettre en œuvre pour que la croissance retrouvée soit durable. Il faut aussi que celle-ci soit mieux partagée et qu’elle permette de réduire les inégalités et éradiquer la pauvreté. La gouvernance reste encore un défi majeur et ne doit pas se limiter à des incantations.
Avec un monde en mutation permanente et des besoins en ressources humaines de qualité, il me parait important de mettre la priorité sur le développement du capital humain en Afrique. Ce n’est pas par hasard s’il a été un des thèmes majeurs de la première Conférence Internationale sur l’Emergence de l’Afrique organisée en 2015 par la Côte d’Ivoire avec l’appui du PNUD. Enfin, la politisation de nos administrations publiques doit être évitée sinon bannie car elle conduit à l’exclusion de cadres compétents, elle affecte la mémoire institutionnelle de nos administrations et leur performance. Nous devons aussi privilégier le leadership collectif comme le font si bien les asiatiques.
M’Baye Babacar Cissé était Secrétaire général adjoint, Coordonnateur résident des Nations Unies et Coordonnateur de l’action humanitaire en Côte d’Ivoire avant de partir à la retraite en juin 2019. Auparavant, il était Représentant spécial adjoint du Secrétaire général pour les opérations des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI) jusqu'à la clôture de la mission en juin 2017. La vaste expérience de M. Cissé s'étend sur quatre décennies dans les domaines du développement, de la coopération internationale, de la coordination humanitaire et de la prévention des conflits. , consolidation de la paix et coordination inter-institutions, aux niveaux stratégique et opérationnel. Auparavant Administrateur adjoint et Directeur régional adjoint du bureau régional du PNUD pour l'Afrique à New York, Coordonnateur résident des Nations Unies et représentant résident du PNUD au Burkina Faso et Directeur pays du PNUD en RDC, il a des postes de direction au siège du PNUD. Il a joué un rôle de premier plan dans le processus de réforme de l’ONU, ainsi que dans l’élaboration et la mise en œuvre d’initiatives régionales sur les changements climatiques et l’environnement, la gouvernance démocratique et économique et les politiques favorisant l’autonomisation des femmes et leur participation politique. Plus récemment, M. Cissé a coordonné les deux premières conférences internationales sur l'émergence de l'Afrique (CIEA) et a co-dirigé les ouvrages sur le développement durable et l'émergence de l'Afrique présentée à Paris à la COP 21 et Les enseignements de la sortie de crise en Cote d’Ivoire.
Cet article est publié dans le Magazine UNOWAS N9 -> Téléchargez ici